Une tare familiale
Notre famille du côté maternel est affligée d’une curieuse tare, un défaut qui se transmet de génération en génération.
Il consiste à dire un mot pour un autre, et surtout un nom pour un autre, sans s’en rendre compte dans la plupart des cas. Dans d’autres cas, on garde les idées parfaitement claires, on sait très bien ce qu’on veut dire, mais curieusement, ce qui sort n’a rien à voir !
Cela créée bien sûr des situations cocasses. Vos interlocuteurs ont du mal à vous comprendre, et ça vous énerve car vous les trouvez bouchés et eux vous trouvent au mieux bizarre, au pire intellectuellement dérangé, voire Alzheimer…
Le plus ancien exemple que je connaisse remonte à ma grand-mère. Oui, la mère de Mamie Tornade ou l’arrière grand-mère de Mme Pas Contente. Sa spécialité était la confusion des prénoms masculins. Elle avait un domestique (c’était au tout début du siècle précédent, à une époque où ça se faisait…) qui s’appelait Sébastien. Quand elle avait besoin de lui, elle appelait depuis le 1er étage, elle dévidait en chapelet tous les prénoms masculins de sa famille : ses nombreux frères, son mari, son fils, mais comme ça ne voulait toujours pas sortir, elle finissait par un tonitruant « Sébastopol ! »
Mamie Tornade, à la génération suivante, a dû être touchée par la baguette de la même fée. Une de ses principales victimes a été sa fille Fn°3 (ma plus jeune sœur, je suis Fn°1), qui pendant une dizaine d’année a été systématiquement appelée par le prénom de sa sœur (la Fn°2) puis par celui de Mme Pas Contente, qui venait de naître pour tout embrouiller. On ne peut pas en vouloir à Mamie Tornade, et ma sœur n°3 lui pardonne volontiers, parce que c’est le nom de son petit frère qui lui vient immédiatement à l’esprit pour hurler sur son fils quand il fait une bêtise.
Ce n’est pas la seule de ma génération a perpétuer la tare. Chez notre frère aîné, les 2 filles ont longtemps cru qu’elles s’appelaient « Toi là-bas comment tu t’appelles fais pas ça ». Et il parle de sa femme en utilisant mon prénom.
Mais je suis quand même une des plus atteintes. Un peu pour les prénoms : j’ai eu un collègue de travail qui m’a dit « je t’en prie, appelle-moi Georges » un jour où sans m’en rendre compte je l’avais appelé d’un prénom qui n’était pas le sien. Puisqu’il avait le sens de l’humour, toute la société s’est mise à l’appeler Georges. Beaucoup pour les mots de tous les jours, et certaines de mes « déviations » à mettre sur le compte de la fatigue, sont restées dans le vocabulaire familial. Mes filles ont toujours été très compréhensives, et on en avait fait une sorte de jeu de devinettes. Aussi, quand je sentais que le mot qui venait n’était pas le bon, je ne faisais pas l’effort démesuré de le retenir pour le remplacer, je comptais sur la vivacité de mes interlocutrices, qui ne m’ont jamais déçu. C’est ainsi qu’elles ont facilement décodé :
« Une toile d’araignée » en « une taie d’oreiller »
« Mange au moins un Egyptien » en « mange au moins un yaourt », phrase destinée à Mme Pas Contente, qui comme d’habitude ne mangeait rien et fredonnait à table le célèbre « walk like an egyptian »…(Pendant des années, plus personne chez nous n’a appelé un yaourt autrement qu’un Egyptien, tu parles d’un langage codé !)
pour ne citer que quelques exemples.
Madame Pas Contente a déjà eu l’occasion de constater qu’elle suivait dignement les traces de ses ancêtres sur ce point. Nous sommes fières que la lignée se perpétue, car même si ça embête les autres, nous avons beaucoup d’indulgence et de sympathie pour notre propre tare.